A propos d'un certain « sacrifice »
Lorsque, il y a une dizaine d'années, Giovanni Papini m'avouait dans une lettre pathétique « qu’il n’avait pas écrit la centième partie de ce qu’il avait à dire », je crus que c’était pour le moins une exagération. Avec le temps, cependant, je me suis mis à lui donner raison. Je n’ai pas écrit le plus beau livre que pouvais écrire à vingt ans et il est probable que je n’écrirai pas non plus celui de mes trente ans. C’est ce qui nous arrive à tous : nous « sacrifions » ce qu’il y a de meilleur en nous, dans notre art ou dans nos pensées, nous ne cessons de sacrifier au néant. Et la seule mélancolie que provoque ce « sacrifice », c’est qu’il est dépourvu de signification, qu’il n’enrichit personne, qu’il ne complète ni n’achève quoi que ce soit. Nous « sacrifions » parce que nous ne sommes pas présents à telle heure ou à telle centaine d’heures plénières, ou parce qu’il nous semble que nous conserverons à jamais la plénitude de tel moment. Nous nous rendons compte de ce que nous aurions pu faire seulement après avoir acquis une certaine expérience ou dépassé un certain âge. Et de ceci, on est seul à se rendre compte. Pour les autres, qui nous regardent de l’extérieur, il est bien difficile de comprendre que notre œuvre – si « grande » et si « vaste » – n’est qu’un fragment informe de ce que nous aurions pu faire. Notre naufrage personnel a fort peu de chance d’être deviné par d’autres. Et c’est peut-être de là que part encore l’une des infatigables racines du désespoir.
1937
Mircea Eliade, Fragmentarium